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[Un poème] “Alfabet” d’Inger Christensen

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« Si vous voulez faire une tarte aux pommes à partir de rien,
il vous faudra d'abord créer l'univers. »

— Carl Sagan (*1)

J'avais très envie, pour cette semaine sans musique, de vous parler de poésie. Quelques lignes fortes, qui marquent, qui émeuvent, peut-être l'expression la plus puissante et la plus ouverte du langage… et que l'on peut (la plupart du temps) lire en une fois. Je voulais même vous présenter une poésie différente chaque matin — et pourquoi pas simplement proposer les seuls poèmes, sans commentaires, tant l'analyse d'un poème peut le démonter, le tordre en des interprétations personnelles qui ne sont pas forcément celles des autres lecteurs.
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J'ai à ce sujet eu un coup de cœur pour “Alfabet” d'Inger Christensen — et là, les choses se compliquent. Déjà (vous l'aurez remarqué), “Alfabet” d'Inger Christensen est un poème écrit en danois — et Dieu sait à quel point la poésie, plus que n'importe quelle forme de texte, est impossible à traduire fidèlement. (La seule manière de lire vraiment “Alfabet” si l'on ne maîtrise pas le danois est en version bilingue, avec une traduction en regard de l'original.) Ensuite, “Alfabet” est un long poème. Trop long pour vous le recopier en entier. Enfin, le texte complet d'“Alfabet” est à ma connaissance introuvable en ligne… et l'édition bilingue danois-français que j'ai pu lire n'a semble-t-il été imprimée qu'en 1984 (donc épuisée depuis belle lurette). Mais qu'importe ! J'avais tout de même envie de vous parler de ce texte.
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“Alfabet” d'Inger Christensen pourrait se décrire comme une (re)création de l'univers et de la vie par degrés successifs, suivant deux suites données : celle des lettres de l'alphabet, et celle de Fibonacci (où chaque nombre est la somme des deux précédents ; suite que l'on retrouve étonnamment souvent dans la nature). La première section du poème semble être d'une primitivité déconcertante et se limite à deux mots répétés (*2) :

abrikostræerne findes, abrikostræerne findes

C'est tout. Soit « les abricotiers existent, les abricotiers existent » dans la traduction française. Une seule ligne, un seul être, en réalité un point de départ (arbitraire… ou pas tant que ça ? un arbre fruitier à l'origine du monde…) pour une reconstitution de l'univers dans lequel on vit et/ou dans lequel vit la narratrice. La deuxième section s'étoffe un tout petit peu :

bregnerne findes; og brombær, brombær
og brom findes; og brinten, brinten

Deux lignes, d'autres êtres (« les fougères existent ; et les mûres, les mûres / et le brome existent ; et l'hydrogène, l'hydrogène »), l'apparition discrète de conjonctions et de ponctuations, un rythme très net… On est encore loin de la phrase complexe, mais le monde prend forme.

cikaderne findes; cikorie, chrom
og citrontræer findes; cikaderne findes;
cikaderne, ceder, cypres, cerebellum
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duerne findes; drømmerne, dukkerne
dræberne findes; duerne, duerne;
dis, dioxin og dagene; dagene
findes; dagene døden; og digtene
findes; digtene, dagene, døden
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efteråret findes; eftersmagen og eftertanken
findes; og enrummet findes; englene,
enkerne og elsdyret findes; enkelthederne
findes, erindringen, erindringens lys;
og efterlyset findes, egetræet og elmetræet
findes, og enebærbusken, ensheden, ensomheden
findes, og edderfuglen og edderkoppen findes,
og eddiken findes, og eftertiden, eftertiden

“Alfabet” continue ainsi de se développer au fil des sections, à la fois systémique et poétique… et arrivée à la lettre “g”, la cellule-paragraphe de texte se divise, la vie apparaît de plus en plus complexe. C'est l'un des passages qui me plaisent peut-être le plus dans tout le texte, ce moment où la poésie a encore des traces d'inventaire balbutiant et tient encore en une page, mais où les sentiments, les sensations, les impressions se manifestent aussi de manière éclatante (ici une certaine angoisse, une violence, un désespoir ?) ; je vous laisse lire (cliquez pour agrandir) :
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Par la suite, “Alfabet” continue de devenir de plus en plus organique, de moins en moins systémique. On a déjà perdu ici l'unité du paragraphe et des sections ; plus loin, on finit par perdre (ou presque) la trace de l'alphabet, le poème finit par devenir un recueil de poèmes, plusieurs par section, qui prennent parfois des formes inattendues. On perd aussi (ou presque) la trace de Fibonacci, du moins on arrête de compter… Et si l'on retrouve toujours, au début de chaque section, un “… findes” précédé d'un mot commençant par la lettre correspondante, ces débuts de sections se font de plus en plus espacés.
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La progression ne se fait d'ailleurs pas sans heurts. Après une prolifération jusqu'à la lettre “j” qui donne presque le tournis (je ne sais pas comment vous lisez ces lignes, mais personnellement je trouve le rythme d'“Alfabet” particulièrement rapide, au point que j'ai presque tout lu en une seule fois) et laissait imaginer une progression régulière vers des poèmes de plus en plus longs et fournis, un “atombomben findes” (« la bombe atomique existe ») vient tout interrompre. Les lignes de cette subsection inattendue sont particulièrement courtes, fragmentées. On voit, on sent tout de suite le choc, et si la vie continue, la « lumière » évoque désormais « le feu de la bombe atomique ». Et le reste, le quotidien, prend des allures insignifiantes.
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La suite d'“Alfabet” est beaucoup plus personnelle : ce n'est plus (seulement) une célébration-(re)création de la vie et de l'univers en général, c'est une vie en particulier qui s'exprime : ses souvenirs, son quotidien, ses voyages, ses peurs… Ses peurs qui reviennent toujours, évoluent aussi (la bombe H est évoquée plus loin, puis la bombe cobalt). Restent des plaisirs, des sentiments, et l'impression d'avoir réalisé quelque chose, de ne pas avoir retracé cette génération de la vie à partir de “a” en vain, malgré la destruction (les abricotiers ou les abricots reviennent encore de temps à autre, tout n'est pas effacé).

L'écriture d'Inger Christensen (du moins ce que j'en perçois à travers la traduction) est certes particulière ; j'imagine que l'on peut la trouver sèche et froide, mais elle me touche. Je n'ai pas les connaissances nécessaires en danois pour pouvoir juger de la traduction, signée Janine et Karl Ejby Poulsen (c'est pourtant important, ce sont eux que l'on lit en français !) ; le fait qu'elle ne suit pas les allitérations et assonances (donc pas l'alphabet) serait un vrai problème dans une édition non bilingue, mais le parti de mettre l'accent sur le sens en conservant le style intact à côté me paraît ici tout à fait louable.
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La seule chose que je pourrais reprocher à “Alfabet”, c'est cette allure d'inachevé : la fin du poème est quelque part après la lettre “n”… Si Christensen était allée jusqu'au bout et avait couvert les 29 lettres de l'alphabet danois en suivant la suite de Fibonacci, la dernière section du poème aurait été longue de 1346269 lignes, ce qui aurait peut-être été humainement infaisable. Faut-il y voir une faiblesse, ou un reflet du fait que ni la vie de la narratrice ni le monde ne sont arrivés à leur terme aujourd'hui ? (Ou un peu les deux ?) Toujours est-il que les cinquante pages de ce poème-recueil de poèmes ont largement de quoi émouvoir ; une poésie claire, austère mais aussi complexe et vive, unique à ma connaissance.
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Un dernier extrait pour la route :

comme si l’hydrogène | som hvis brinten i
au cœur de l’étoile | stjernernes indre
devenait blanc ici | blev hvid her på
sur terre le cerveau | jorden kan hjernen
peut paraître blanc | føles hvid
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comme si quelqu’un a | som hvis nogen har
plié le temps | sammenlagt tiden
et l’a enfoui par | og presset den ind
la porte d'une | gennem døren til
pièce | et rum
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où une table, | hvor et bord et
quelques chaises et le | par stole og den
lit inutilisé de | søvnløses ubrugte
l’insomniaque d’avance | seng i forvejen
s’émiettent | smuldrer
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comme si une brume | som hvis dis fra det
de l’espace étranger | fremmede verdensrum
voyageait forme d’anges | rejste som engle
on est là | sidder man der
dans son coin | i sit hjørne
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jusqu’à ce que | indtil man uden
sans que des choses précises | at bestemte ting
arrivent tout à coup | sker pludselig
on se lève | rejser sig
et s’en va | og går
>>
tel un oiseau qui | som en fugl der
invisiblement se réveille | usynligt vågner
et nourrit | og fodrer sin
son petit pas encore né | ufødte unge
à minuit | ved midnat
>>
quand personne ne peut | når ingen kan
savoir si les choses | vide om tingene
comme elles sont | sådan som de er
continueront | fortsætter

>>

— lamuya-zimina
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(*1) : Ça marche aussi avec une tarte aux abricots.
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(*2) : Le danois n'est pas forcément une langue belle à l'oreille pour les étrangers, et je préfère toujours lire les poèmes par moi-même plutôt que de les entendre récités ; mais vous pouvez écouter quelques extraits du texte ici !
P.S. : Merci à Thomas M. pour la découverte !

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